LE SOIR : Still Standing for Culture: Alain Moreau, le marionnettiste devenu «hors-la-loi»

Still Standing for Culture: Alain Moreau, le marionnettiste devenu hors-la-loi

LE SOIR : Still Standing for Culture: Alain Moreau, le marionnettiste devenu «hors-la-loi»

Déjà verbalisé en mars, Alain Moreau sait que, s’il rouvre son théâtre ce week-end, dans le cadre de Still Standing, la police interviendra. Malgré ces menaces, l’artiste est déterminé à accueillir du public. Comment la gestion de la crise a-t-elle conduit la culture à cet improbable banditisme ?

Avec ses petites lunettes rondes, son regard timide et sa manie de se planquer derrière ses créatures, Alain Moreau n’a pas vraiment le profil du gangster. Alors oui, il a passé sa vie à faire le guignol, mais pas dans le genre truand à la petite semaine. Non, lui, c’est littéralement qu’il « fait » le guignol, fabriquant à la chaîne les marionnettes de toutes les tailles qui peuplent les spectacles de sa compagnie, le Tof Théâtre, reconnue dans le monde entier. Autant dire que c’est la dernière personne à qui on imaginerait amener un jour des oranges parce qu’on l’a mis au clou.

C’est pourtant bien au commissariat que notre artiste s’est retrouvé, en mars dernier, pour y être auditionné après l’intervention de la police au sein de son lieu, le Monty, à Genappe, lors de la dernière action de Still Standing for Culture. Comme d’autres opérateurs culturels, ce week-end-là, Alain Moreau avait décidé de se glisser dans les interstices de règles surréalistes pour ouvrir le Monty selon les protocoles appliqués alors aux magasins. Pendant quatre heures, le théâtre s’est mué en « boutique de liens essentiels ». Respectant strictement les règles sanitaires en vigueur dans les commerces – soit une personne par 10 m2 – l’équipe faisait entrer 13 personnes toutes les 13 minutes. Celles-ci, inscrites au préalable, pouvaient consommer, sur place ou à emporter, des actes artistiques. Toutes les mesures étaient rigoureusement appliquées : désinfection des mains, respect des distances, ventilation des locaux. « Nous vendions même du “bon air ventilé de salle de spectacle” que les gens pouvaient emporter chez eux pour l’utiliser dans les bus bondés et les supermarchés », se souvient malicieusement l’organisateur.

Passible d’une amende de 4.000 euros.

Mais voilà, au bout de quinze minutes, la police est intervenue. Le public et les artistes n’ont pas été poursuivis, la « boutique » a même été autorisée à rouvrir, mais Alain Moreau est désormais passible d’une amende allant jusqu’à 4.000 euros, voire d’une peine de privation de liberté pour « infraction se rapportant au non-respect de l’ordre de fermeture des (…) établissements relevant d’activités culturelles. » Sans se départir de son humour schizophrène propre aux marionnettistes, l’artiste s’est rendu à son audition, au commissariat, en compagnie de Maître Léon, minuscule pantin à tringle, affublé d’une robe d’avocat. Ce bâtonnier avait beau faire la taille d’une main, la déclaration qu’il a soufflée au procureur du Roi sonne comme le marteau d’un grand magistrat. Il y était rappelé le caractère anti-démocratique d’une crise gérée, depuis des mois, par arrêtés ministériels. Il y était souligné qu’aucun cluster n’avait jamais été détecté dans une salle de spectacle et « qu’il n’avait jamais été démontré scientifiquement qu’un artiste serait plus contaminant qu’un vendeur de chaussettes. »
On pouvait y lire aussi que l’interdiction complète des arts vivants prive le citoyen de ressources précieuses : « Nous mesurons combien elles nous font défaut face à la vague de détresse psychique et sociale. Pour nous, la réouverture du secteur culturel au public fait partie de la solution. » Enfin, Alain Moreau concluait par cet avertissement : « Il m’a été rappelé que j’aurais dit, pendant l’interpellation policière, que ce ne serait pas la dernière manifestation. Je persiste, tant que le gouvernement fédéral continuera à appliquer des règles discriminatoires et ne nous permettra pas de reprendre notre activité. »

Hélas, le moment de récidiver est arrivé puisque, face aux maigres promesses énoncées pour la culture au dernier Codeco, le collectif Still Standing for Culture annonce qu’une centaine de lieux ouvriront leurs portes au public, du 30 avril au 8 mai, sans attendre l’autorisation du gouvernement fédéral. Parmi eux, le Monty proposera une sortie de résidence circassienne ( Le Solo de Lucie Yerlès), des répétitions publiques d’ Echappée vieille , nouveau spectacle de rue du Tof Théâtre, et une représentation de Comme la pluie , spectacle jeune public du Foule Théâtre.

Un mécanisme de solidarité

Et voilà comment un humble facteur de marionnettes, qui tient plus d’un Gepetto que d’un Al Capone, tombe dans la case des réprouvés. Alors qu’il attend toujours des nouvelles de sa dernière amende, Alain Moreau a déjà reçu un appel, ce lundi, du commissaire en chef de la zone : « On m’a dit que, si j’ouvrais, la police interviendrait. On m’a aussi proposé de le faire dehors mais, ce que nous revendiquons justement, c’est de déconfiner la culture. Ce que je demande, c’est de reprendre ma saison, ou ce qu’il en reste. » En se basant sur les protocoles en vigueur entre juillet et septembre dernier, le Monty peut accueillir environ 70 spectateurs sur les 140 places que compte la salle. « On va avoir besoin du soutien du public », confie le prétendu scélérat. En cas de nouvelle verbalisation, Alain Moreau sait qu’il peut compter sur le soutien du collectif Still Standing : « S’il devait y avoir un procès, ils offriront une aide juridique et activeront un mécanisme de solidarité en cas d’amende. »

Pourquoi une telle détermination à rouvrir ? « On le fait parce qu’on a les reins peut-être plus solides que d’autres pour le faire. Bien sûr, le Tof a subi beaucoup d’annulations – plus de 150 représentations annulées cette année – mais, en tant que compagnie reconnue, on a reçu des aides, qui ont permis de compenser le chômage temporaire des artistes avec qui on travaille et pour qui c’est le plus dur. Mais on le fait aussi et surtout parce que la cause est juste ! »

Le Soir – Jeudi 29 Avril 2021 – Catherine Makereel
www.lesoir.be